Thursday, February 28, 2019

Earthbound : récit ini(tiati)que



Earthbound, ou Mother 2 au Japon, fait suite en 1994 à Mother, sorti uniquement dans l'archipel sur NES en 1989. Après sa sortie, le jeu est entré dans la légende. Bénéficiant aux États-Unis d'une campagne marketing assez particulière (des pubs dans les magazines clament "ce jeu pue" avec des pastilles malodorantes à gratter et des visuels dérangeants de ses monstres bizarroïdes) et étant vendu à un prix prohibitif puisqu'indissociable de son guide stratégique, le jeu ne trouve pas son public et les quantités d'invendus s'empilent. Les années suivantes, on peut le trouver bradé à des prix dérisoires, alors qu'une copie complète se négocie aujourd'hui à plus de 150$ en loose, à un peu moins de 700$ en boîte et à plus de 1000$ neuf ! Sans parler du traumatisme de l'annulation de Earthbound 64, ressuscité en 2006 sur Game Boy Advance en tant que Mother 3... et donc uniquement sorti au Japon. La récente SNES Mini Classic était quant à elle la première manière légale pour nous pauvres Européens de jouer à Earthbound, désormais souvent élu (ainsi que sa suite) comme meilleur jeu vidéo de tous les temps, ou du moins meilleur RPG de tous les temps, ou encore meilleur jeu de la SNES.


Qu'est-ce qui explique un tel culte ? Le premier contact avec le jeu est pourtant un peu déboussolant. Entre son graphisme enfantin, ses couleurs pastel et sa perspective un peu bizarre, le jeu n'est pas forcément le plus attractif qui soit. Pendant les combats, on ne voit pas ses personnages, façon Phantasy Star. Son histoire n'a aucun sens et son interface est parfois lourdingue (aucun moyen d'acheter un objet en plusieurs quantités, beaucoup de dialogues se répètent des dizaines de fois au cours de l'aventure...).


Et pourtant, Earthbound est un jeu des plus captivants et addictifs. Même pour quelqu'un comme moi qui adore la série, les Final Fantasy me gavent fréquemment par leurs combats interminables, leurs longueurs ou leurs changements de ton entre grandeur épique et humour kawaii à la noix. Mais là, sur un jeu au gameplay pourtant assez basique et similaire, impossible de lacher le pad. Pire, l'histoire est totalement débile, et pourtant on veut savoir où elle nous emmènera.

Première originalité intéressante, si Earthbound est bien un J-RPG à la Dragon Quest ou Final Fantasy, avec ses quatre personnages aux compétences différentes, ses points de vie, ses points de mana (ici, de Psi), ses combats au tour par tour, ses objets, ses inventaires, ses villes, ses magasins, ses monstres, ses bosses, ses dialogues, etc., Earthbound ne nous ressert pas une énième variation heroic-fantasy ni même SF. Non, Earthbound se déroule dans le monde réel, à notre époque. On n'est pas dans le réalisme pur et dur évidemment, mais l'univers est grosso modo proche de l'Amérique (ou bien du Japon ? difficile à dire tant la traduction anglaise est de qualité - oui, vous avez bien lu, une traduction de RPG de 1994 de qualité), avec ses petites bourgades, ses restaurants de pizzas et hamburgers, ses centres commerciaux, ses autoroutes, etc. La patte visuelle rappelle d'ailleurs étonamment Pokémon (jusqu'au héros à casquette et sac à dos), on peut se permettre d'imaginer que le best-seller de la Game Boy s'en est passablement inspiré.



Bon, assez rapidement on est emmené dans des contrées exotiques type Orient, dans le désert ou dans une vallée préhistorique, mais dans l'ensemble, l'aventure se déroule dans un monde terriblement familier. Et pourtant, l'histoire parvient à insuffler un véritable souffle à l'aventure (avec, je le rappelle, des enchaînements de péripéties totalement débiles et absurdes), à rendre ses personnages attachants et leurs destinées des plus touchantes. C'est en grande partie dû à l'excellente et éclectique bande-son bourrée de thèmes mémorables. On reste dans le style habituel de la bande-son de RPG, mais comme tout dans Earthbound, certains thèmes se détachent du lot par leur bizarrerie. Attendez donc d'être attaqué par un corbeau à lunette ou un autre monstre au design aléatoire sur un thème jazzy vaguement neurasthénique, le tout sur une visualisation psychédélique digne des lecteurs multimédia d'antan.



Les combats d'ailleurs, parlons-en. Comme dans Chrono Trigger, on voit directement les ennemis dans l'environnement : dès qu'ils repèrent le joueur, ils lui foncent dessus. Si ce dernier essaie de fuir et qu'il se fait quand même atrapper, l'ennemi attaque deux fois dès le début. Au contraire, si le joueur parvient à initier la confrontation par derrière ou sur le côté, c'est lui qui peut commencer avec une double attaque. Au fil du jeu, les ennemis les plus faibles fuiront le joueur, et les combats seront expédiés en une seconde quand l'issue ne fait aucun doute. Un bon moyen de rendre la progression plus dynamique, d'autant que les combats sont assez rapides puisqu'on ne voit pas ses personnages et que les animations sont des plus limitées. Autre trouvaille intéressante : les points de vie sont représentés par des compteurs défilants, ce qui fait que les dommages ne sont pas effectifs instantanément : si un personnage a beaucoup de PV et qu'il est mortellement touché, le temps que sa vie tombe à zéro, il a le temps de sortir une dernière attaque, ou de se soigner.


Si efficace que soit le système de combat, l'intérêt d'Earthbound se trouve autre part : découvrir quelles idioties les scénaristes ont imaginées pour faire progresser l'aventure. Ici, il faut donner de l'argent à un groupe de musique réduit en esclavage par le propriétaire d'une salle de concert, et utiliser leur camion de tournée pour traverser un tunnel rempli de fantômes qui fuiront alors la musique joyeuse, là où le joueur esseulé faisait demi-tour, terrifié. Ici, il faut emprunter à la bibliothèque un livre expliquant comment surmonter la timidité pour l'offrir à une tribu étrange pour pouvoir parler à son membre le plus fort pour qu'il soulève un rocher et donner accès à une vallée souterraine remplie de dinosaures. Pas d'inquiétude, le joueur ne doit pas se débrouiller tout seul pour trouver tout ça, il est largement guidé dans les dialogues. De toute façon, puisque le guide stratégique était vendu avec le jeu, il n'y a aucune honte à s'y référer (on peut trouver des scans sur Internet, par exemple ici).


Mais surtout, c'est la douce bizarrerie et la gentillesse de l'ensemble qui rendent l'aventure si inoubliable. Les ennemis ne sont que des humains et animaux manipulés par une entité maléfique : une fois battus, ils retournent à l'état sauvage ou bien redeviennent normaux, on n'est pas là pour exterminer la faune locale. Les paysages respirent la tranquillité bucolique, les PNJ sont pour la plupart amicaux et gentiment étranges. Et persiste, tout au long de cette aventure, l'impression d'être un gamin parti à l'aventure avec une bande d'amis, et on se rend compte que ça vaut bien l'impression d'être un héros parti sauver le monde (ce qu'est aussi, finalement, Ness).

Difficile donc de contenir son émotion à la fin du jeu, après un combat final plus que mémorable, quand on peut reparcourir les environnements du jeu et parler avec tous les personnages qui nous ont aidé (ou non) dans notre quête. Beaucoup plus qu'un jeu, Earthbound est une expérience à vivre.

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